Rue de Babylone

On ne devrait pas sortir quand il fait froid. Plus ça va, plus je me ratatine à l’intérieur de moi-même quand le froid m’envahit. Je ne sais plus comment on fait. Peut-être l’âge, peut-être le fait d’avoir goûté aux chaleurs équatoriales, là où les saisons ne sont qu’humides ou chaudes, parfois les deux pour un peu de fantaisie, rien de bien grave.
Rue de Babylone, le vent s’engouffre et me fait pleurer de stupeur ; je suis comme encapsulé à l’intérieur de moi-même. Pas loin de zéro degré. Ou du degré zéro de l’imagination.
Grandes bâtisses, un ministère, réforme de l’état ou quelque chose comme ça.
Juste en face du Jardin Catherine-Labouré, vide, impersonnel, sans charme et sans arbres.
Une enfilade de bâtiment aux carreaux de céramiques vernies qui me fait penser aux cours de Budapest, dans ces immenses rues intérieures du quartier juif. Une ancienne caserne qui pourrait tout aussi bien être une cité-jardin. C’est la caserne Babylone, avec son contingent de la garde républicaine, c’est écrit en gros sur le frontispice.
Un bâtiment haussmannien, encore un, qui abritait l’appartement d’Yves Saint-Laurent qu’il a occupé jusqu’à sa mort.
Et puis l’ennui.
Et puis le froid et les courants d’air.
Et puis moi un peu désabusé, un peu amusé. Toujours le regard alerte et la mine rigolarde. Un peu goguenard, je m’amuse de mes bêtises solitaires.
Et puis le chemin en sens inverse. Un café qui s’appelle Coutume, dans lequel j’aurais pu m’arrêter goûter un de ses cafés fins.
Un resto qui s’appelle Marcel, murs gris bardés de miroirs, ampoules nues qui descendent du plafond, décoration minimaliste. Il me tente bien, Marcel, mais je suis transi de froid, je ne veux plus que regagner ma voiture.
Devant le cinéma La Pagode, deux adolescents se bécotent comme ne se bécotent plus les adultes, avec une passion neuve et bouleversante, avec une douceur d’enfant.
Je suis bien loin du désert et je cherche le guerrier aux traits si fins…

Celui-là était d’une beauté saisissante. Toute une race noble et prompte que n’ont jamais souillée ni le contact des villes, ni les travaux sédentaires, qui s’est nourrie depuis des siècles d’espace et de ciel, avait délégué le meilleur d’elle-même dans la personne de Dhâm, chef de combat des guerriers chammars. La finesse de ses traits et de ses attaches était telle qu’on la voit aux princes d’Orient sur les miniatures. Ses mains parfaites reposaient sur ses genoux, sans un tressaillement. L’immobilité du visage en accusait la pureté acérée : un front lisse couronné de l’« agal » aux tresses noires ; un nez busqué et d’un dessin délicat, une bouche rouge, mince qui souriait altièrement ; et des yeux magnifiques, taches d’onyx brûlant, cernés d’une ligne bleue par le khôl.

Joseph Kessel, En Syrie
Gallimard, succession Kessel © 2014

Photo © YSL