Une volupté de damnés

J’aime le doux silence des heures sombres, simplement éclairé par la lumière torve d’une bougie, dans les odeurs de cuisine d’hiver, la soupe qui cuit au coin du feu, le poireau prédominant et masquant tout, même le poivre noir versé à grandes rasades… Il y a de la beauté dans les odieuses senteurs qui se chamaillent.
Une image me trouble en rentrant du travail ; une maison en meulière sur le bord de la route, une marquise qui s’éclaire à mon passage, une mosaïque verte et bleue totalement incongrue mais d’une sensualité venue d’ailleurs. Un moment de flottement, le battement d’aile d’un papillon… Et j’y suis, l’Hippodrome d’Istanbul, At Meydanı, les faïences qui ornent le bâtiment de l’administration du registre foncier et du cadastre.
Je voyage même quand je rentre du travail.

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 037 - Tapu ve Kadastro Bolge Mudurlugu

Photo © Romuald

Nous remontâmes vers le dédale supérieur. Derrière un rideau, couleur de grenade, un boulanger étalait de petits pains arabes, tout chauds. Un cyprès, comme un jet d’eau sombre s’élançait d’une cour vers le grand ciel d’Orient. Par la fenêtre ouverte d’une maison sous laquelle, dans la géhenne des niches se donnait cours une volupté de damnés, on entendait un enfant se plaindre et une voix de femme le calmer par des paroles confuses.

Joseph Kessel, En Syrie
Gallimard, succession Kessel © 2014

Photo d’en-tête © Archnet