Simplement continuer à vivre

Cette année commençait bien. Je ne dis pas que je n’étais pas stressé car au sortir de ces fêtes de fin d’année, j’étais un peu fatigué. Simplement, il me restait une étape à franchir ; soutenir ma note d’investigation pour ce master recherche dans lequel je m’étais investi depuis un an. Peut-être le 12 janvier, la date n’était pas vraiment fixée. Et puis avant Noël, Jean-Jacques me dit que ce sera le 7 janvier. Le 7 janvier !!! Une date dont il faudra que je me souvienne.

Ah ça oui, je vais m’en souvenir. Je pars d’Argenteuil sur les coups de midi, je reçois un texto qui me dit de regarder les news sur internet, mais je suis au volant, je ne fais pas attention. Je roule vers Cergy et le programme de France Inter s’interrompt pour un flash spécial. Un attentat à Charlie Hebdo, une fusillade, il y a des morts, on n’en sait pas plus. A Cergy, j’embrasse mes collègues, je rassemble mes affaires, passe le bonjour à mes anciens stagiaires ; ils ne savent rien pour l’instant. Et puis Laurie m’annonce que c’est certain, Charb, Cabu et Wolinski sont morts. Samy se prend la tête dans les mains, Laurie est blême. J’ai envie de vomir, violemment.

Je pars pour Paris XVIIIè et sur la route j’écoute France-Info qui précise de plus en plus la situation. Je suis au bord des larmes, je ne comprends pas vraiment ce qui se passe. 15h20, j’arrive rue Custine et je me gare. Je n’ai pas eu le temps de manger et c’est seulement là, 10 minutes avant de soutenir que je m’en rends compte. Tant pis, je n’ai pas vraiment faim. Je pense à Cabu, aux bouquins que mon père avait sur ses étagères, le grand Duduche et son irrévérence un peu potache, et surtout, je pense à lui quand il dessinait dans Récré A2 à côté de Dorothée. Ça, je peux dire que c’est vraiment mon enfance. Juste avant de descendre de voiture, j’entends que Bernard Maris est mort lui aussi. Quelle est cette folie ? Quel est le nom de cette folie ?

J’entre chez Christine, accueilli par Jean-Claude. J’adore Jean-Claude. Il est la douceur, toujours content de me voir. Jean-Jacques est là, il me serre la main, je dis bonjour également à Marianne que je ne connais pas encore. Et je m’installe, nous commençons. C’est une soutenance et dehors c’est le chaos… Nous sommes tous abasourdis mais il faut y aller, c’est aujourd’hui le grand jour. Le sujet de Marianne concerne la création d’une coopérative citoyenne sur Morlaix. Je l’écoute de loin, mais je ne suis pas vraiment là, mes yeux sont lourds de larmes qui s’échappent lentement.

Les membres du jury s’expriment sur son compte, puis vient mon tour. L’année dernière, j’avais terminé mon master pro en parlant des politiques sociales et des institutions comme celles dans laquelle je travaille ; mon propos était de dire que leur propre était de créer des « contextes amoureux » au sens où l’entend Alain Badiou, dans lesquels on devait tendre vers la substitution de l’invisibilité (Axel Honneth) du public à sa visibilité en tant que personne, neutraliser le mépris dont il est victime dans une société aux individualismes exacerbés.
Cette année en master recherche, j’ai un peu plus la bride sur le cou. Mon sujet explore la sociologie, la philosophie, occidentale et chinoise, mais aussi, on ne se refait pas, le récit de voyage. Si mon sujet a du mal à se dessiner, j’y parle de la condition d’étranger revitalisée grâce à une pensée de l’écart telle que la structure François Jullien dans ses écrits (L’Écart et l’Entre, Les transformations silencieuses), j’y parle de l’hospitalité inconditionnée et du don de soi dans les relations d’échanges qui se vivent au travers des parcours d’intégration socio-professionnelle, j’y parle de la capacité de construction de soi des personnes au travers des récits de voyage, s’inscrivant dans la déconstruction de soi, dans cet entrelacs subtil que deviennent les récits de vie. J’ai eu du mal à écrire vingt pages au début, et je me suis retrouvé avec une petite quarantaine de pages que je n’arrivais plus à réduire. J’ai écrit comme un forcené pour en accoucher, toujours motivé par mon expérience professionnelle et personnelle. Ce dont je me rends compte, c’est que ce n’est qu’un seul sujet : l’accueil de l’autre, l’accueil de l’autre en soi.

Et les tirs de Kalachnikov résonnent encore en moi dans cette salle de rédaction, dans la rue, le claquement des balles emplit mon esprit et me trouble. Comment on peut faire ça au nom d’un dieu qui se contrefiche qu’on parle en son nom ? Quel dieu martial pourrait vouloir la mort des autres ? Certainement pas le dieu du Coran qui n’est qu’amour et respect de son prochain. Les humains font de erreurs.

Je termine la lecture de mon texte comme dans un soupir, je n’ai plus de voix, je me rends compte que je suis plein d’émotions, plein de chaos à l’intérieur. Je suis tout autant déconstruit que les personnages dont il est question dans mon mémoire. Et le jury m’interroge sur Tobie Nathan dont j’invoque l’étranger. Je ne sais plus ce que j’ai écrit, ça fait un mois que je ne peux plus lire ce que j’ai écrit. Ce texte m’angoisse car il touche à des choses tellement personnelles. Je ne sais même plus quelle distance j’ai mis dans tout ça. Je ne sais plus ce que j’ai dit, ma voix s’éteint, ma gorge se noue, j’ai envie de pleurer, mais c’est ma soutenance, bordel !! Je ne peux pas sortir d’ici en n’ayant pas défendu mon texte ! Les questions et les avis fusent, Jean-Jacques parle de choses que je n’arrive pas à fixer. Jean-Claude dit oui bien sûr c’est ça, c’est ton voyage à toi, tu nous emmènes avec toi dans une écriture qui ne fait pas toujours les liens, mais moi je les fais les liens ! Christine à son tour dit très belle écriture, tu m’as vraiment emmené avec toi, et quand tu parles des récits de la déconstruction, c’est exactement ça, je suis d’accord avec toi tout le temps, oui oui oui !!

Je crois que j’ai réussi. Dehors c’est la haine et ici c’est la victoire de l’amour des autres. Marianne et moi sortons quelques instants à la demande de Jean-Claude. Délibération. Je sais qu’ils ne délibèrent pas, tout est déjà fait. C’est plié. Depuis longtemps. Nous parlons de nos expériences d’écriture pour ne pas parler du reste, mais je suis à fleur de peau, j’ai toute mon émotion entre ma gorge et mes yeux.

Quand nous remontons, la table en bois compte 5 assiettes, des verres, une bouteille de Crémant Wolfberger (très bon goût parisien, je trouve) et une galette. Je crois que je n’aurais plus jamais l’occasion de vivre une soutenance dans ces conditions. Jean-Jacques nous demande de nous lever. Christine, elle, reste assise avec sa patte en vrac. Le jury a délibéré. Il met les formes, il y tient. Moi aussi. Et il a décidé, à l’unanimité, de vous attribuer, à tous les deux, la note de 17, ce qui équivaut à une mention très bien. Félicitations à tous les deux. Je n’y crois pas ! J’ai encore réussi ! J’ai envie de pleurer, je me sens à la fois éteint émotionnellement et heureux comme un gamin qui ouvre ses cadeaux de Noël et je pense aux morts qui étaient encore en vie hier, je pense à mon grand-père qui aurait tellement été fier de son petit-fils, je pense à ma grand-mère qui ne doute pas du tout de moi et qui sait déjà tout ça, elle n’a jamais douté de moi.

Nous nous disons au revoir après avoir mangé ensemble une délicieuse galette. Il faut que je reparte chez moi, il est temps. A peine assis dans ma voiture, c’est plus fort que moi, je m’effondre, je pleure violemment pendant des minutes qui s’étirent jusqu’à ne plus savoir ce que je fais là, j’ai ouvert les vannes ; je ne peux plus m’arrêter. Ce sont des larmes qui sont à la fois des larmes de joie, d’émotion, de tristesse, de mort, ce sont les larmes d’un homme qui a vécu trop de choses en trop peu de temps et qui déborde de tout ce qu’il a de bon en lui et qu’il aimerait pouvoir partager avec le monde entier.

Dans les premiers instants, on se demande comment on va faire après. Les choses ne changent pas vraiment. Le master, oui, il est derrière, c’est terminé. Il faut penser à l’après, sinon on meurt. Et puis il y a Charlie. Il faut aussi penser à l’après, parce que là aussi, sinon, on meurt. Il faut penser à comment on va vivre avec les autres. Vivre avec les autres, ça, je sais faire, c’est même mon métier, c’est ce que je fais tous les jours et que j’apprends aux jeunes à faire, pour qu’au bout du compte, personne sur terre ne se comporte comme des assassins et qu’on puisse vivre ensemble sans se détester.

Photo © François Lartigue

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *